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Ciwara, Chimères africaines
Exposition > Arts Plastiques
du 23 juin au 17 décembre 2006
 

Dossier complet > Ciwara, Chimères africaines

La première exposition-dossier liée aux collections africaines du musée du quai Branly est consacrée aux masques antilopes Ciwara1, des créations qui ont valu une célébrité mondiale à l’art bamana du Mali. Ces fameux cimiers de masques, si différents les uns des autres, en bois sculpté, gravé et patiné, figurent une antilope de manière soit stylisée soit plutôt réaliste ; ils sont parfois montés sur un quadrupède et sont portés à l’aide d’une calotte de vannerie. On les
appelle selon les lieux wara-kun, wara-ba-kun, nama-koro-kun, sogo-ni-kun ou ngonzo-kun. L’exposition présente des objets qui ne proviennent pas exclusivement des Bamana ; des groupes voisins installés eux aussi dans la vallée du Niger ont adopté ces cultes avec leurs masques et y ont laissé leurs marques tant sur le plan formel que stylistique. Les danses de la société Ciwara ont lieu en plein jour, au milieu des champs comme au village. Elles célèbrent l’union mythique entre le soleil, qui renvoie au principe mâle, et la terre, principe féminin, tout en stimulant l’ardeur au travail des jeunes cultivateurs. Avec un sens esthétique exceptionnel, les Bamana et leurs voisins ont réussi le véritable exploit artistique de résumer un monde à travers quelques centaines de chefs-d’oeuvre. Que nous comprenions ou non les symboles que véhiculent ces pièces d’art religieux, au sens où un tel art relie l’homme au monde, nous ne pouvons manquer d’être fascinés par les variations infinies du motif de l’antilope à travers toute la région, souvent en conjonction avec d’autres figures animales ou anthropomorphes. Comme la chimère, le centaure, la sirène, la méduse ou le dragon, le Ciwara est devenu un thème contagieux, un symbole exubérant, qui est entré dans la vie de tous les curieux de l’Afrique. Les Européens l’ont découvert à la fin du XIXe siècle. Quand le musée d’Ethnographie fut créé à Paris, en 1882, il reçut immédiatement du Capitaine Archinard, le vainqueur du Soudan occidental, un superbe cimier Ciwara.
Les masques « bambara », comme on les appelait, reçurent très vite les faveurs des artistes modernes, qui eurent l’impression, en les voyant, de faire une véritable découverte artistique2. Les peintres d’avant-garde se sentirent attirés par les pièces provenant de l’Afrique de l’Ouest. André Derain, peintre fauve et pionnier en matière de collection d’art africain, possédait un cimier Ciwara, ainsi que Constantin Brancusi, Georges Braque et Fernand Léger. Ce dernier fit d’une de ces pièces un dessin très fidèle, dont il s’inspira pour les costumes de La Création du monde, un ballet dont le livret fut écrit par Blaise Cendrars et la musique par Darius Milhaud. En 1960, une importante exposition se tint au Museum of Primitive Art de New York. Robert Goldwater, éminent historien de l’art et directeur du musée, publia un catalogue qui devint rapidement un classique sous le titre Bambara Sculpture from the Western Sudan. L’aura du Ciwara continua de s’étendre bien au-delà des champs de mil et de la vallée du Niger qui l’avaient vu naître. Entre 1993 et 2000, l’artiste africain-américain Lorenzo Pace a réalisé une sculpture d’acier de 330 tonnes dédiée aux esclaves inconnus qui avaient été amenés de force en Amérique. La statue, appelée Triumph of the Spirit, s’élève à Foley Square à Manhattan, quasiment en face de la Cour suprême. Elle s’inspire très explicitement des cimiers Ciwara de la région de Bamako, et sa base contient la réplique du cadenas qui enchaînait l’arrière arrièregrand- père de l’artiste lorsqu’il est arrivé d’Afrique. Chefs-d’oeuvre incomparables, symboles énigmatiques de l’art africain, les clichés foisonnent lorsque l’on évoque ces fameux cimiers de tête Ciwara. Il existe en fait peu de sculptures dites traditionnelles en Afrique qui aient suscité autant d’admiration de la part des amateurs et

1 Il existe de nombreuses transcriptions orthographiques de ce nom, mais nous avons adopté la transcription
phonétique internationale. Ciwara se prononce en français Tyiwara. Le nom se décompose en ci : cultiver, culture et

wara : fauve griffu.

collectionneurs. À cet égard, la notion si complexe de tradition peut s’avérer trompeuse, car s’il est une conclusion qui s’impose à toute personne soucieuse d’étudier ces formes d’expression plastique, c’est qu’il s’agit d’un art vivant, toujours contemporain. L’enthousiasme pour cesé légantes silhouettes ajourées ne s’est jamais démenti. Si vous utilisez aujourd’hui un bon moteur de recherche sur Internet, à la locution « art bambara », vous recevrez près de quatre mille réponses provenant de galeries d’art, de boutiques, de salles de vente, de librairies, de musées et de départements universitaires. En déclin sur le terrain, ces pièces d’art religieux atteignent des sommes très élevées sur le marché de l’art. Les collectionneurs, qui vivent pour le plaisir de voir les objets et de les posséder, seraient, en vérité, plus près d’une forme
d’idolâtrie que les adeptes africains du culte, dont le regard et le contact avec les masques sont bridés par des séries très codifiées d’interdits. Le cimier Ciwara est aussi devenu le principal symbole du Mali contemporain. Un couple de Ciwara en ciment trône au centre d’une fontaine d’un des plus grands jardins de la capitale. Le même symbole sert de logo à des programmes gouvernementaux et à des projets d’ONG. Il figure sur les timbres postes, les billets de banques, les pièces de monnaie, les cartes postales, le site du ministère malien de l’Artisanat et du Tourisme. Ciwara est aussi devenu la marque d’une pompe hydraulique et le nom d’un programme d’écoles communautaires. Le prix « Ciwara d’exception » est une des plus hautes distinctions nationales, une sorte de Légion d’honneur. En mai 2005, le chef de l’État malien, Amadou Toumani Touré, a offert au Pape un cimier Ciwara, accompagné d’une note d’explication. Pendant des décennies, les villageois du Mali ont largement ignoré le succès remporté par leurs objets d’art dans le monde. Ce n’est plus le cas
aujourd’hui : ils savent très bien l’engouement « international » pour le Ciwara, et l’on aurait tort, au nom d’une authenticité perdue, de se désintéresser des tentatives actuelles de valorisation et de réappropriation du patrimoine local. Au regard de l’histoire, la « pureté » originelle n’est d’ailleurs qu’un mythe occidental : les cultures maliennes sont depuis bien longtemps en conversation non seulement entre elles, mais aussi avec le monde méditerranéen et le Proche-
Orient.
Le Ciwara est-il vraiment bambara ? Une mise au point tout d’abord : disons Bamana plutôt que Bambara, afin de mieux respecter les usages locaux. À la fin du XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe, le terme « Bambara » avait cours, jusqu’à ce que l’on se rende compte que ce nom avait été donné de l’extérieur et ne recouvrait qu’une construction naïve de la part d’ethnographes soucieux d’identifier des « races » dotées de patrimoines culturels bien distincts. Selon les meilleures sources disponibles, les populations qui se réclamaient et se réclament parfois encore d’être Bamana se réfèrent au fait qu’elles ne se sont pas convertiesà l’islam et pratiquent encore les cultes hérités de leurs ancêtres. Des cultes, d’ailleurs, qui étaient déjà le résultat de synthèses historiques originales. Le plus souvent à leur insu, la géomancie
(turabu) et la magie (sihr ou siri) musulmanes ont profondément influencé nombre de pratiques localement considérées comme « purement » bamana. Même si, pour la masse des villageois, l’islam n’a constitué une rupture nette qu’à partir des années 1960, il a instillé pendant des siècles des idées nouvelles ou a enveloppé de ses concepts ceux des cultes du terroir. Il n’est jamais inutile de rappeler que tout patrimoine culturel se nourrit d’emprunts et d’échanges. Au cours de l’histoire, le culte du Ciwara a affirmé sa pertinence sur un très vaste territoire, du nord de la Guinée et du Sénégal oriental à l’Est au Burkina Faso à l’Ouest, de la rive gauche du Niger au Nord, jusqu’à la Côte d’Ivoire au Sud, sans parler de son succès phénoménal auprès des amateurs d’art occidentaux. Les anthropologues qui ont travaillé sur le terrain savent bien
que de nombreux aspects de la culture sont, en fait, « trans-ethniques », tout particulièrement en matière de rituel et de cultes agraires. À l’évidence, des « morceaux de culture », qui ne sont pas forcément enracinés dans une spécificité ethnique, circulent, s’adaptent et se recombinent sur un très vaste territoire depuis très longtemps et continuent de le faire aujourd’hui. Qu’il suffise d’en donner quelques exemples : dans les années 1880, Louis Binger constate la présence du culte du Komo (principale institution socio-religieuse Bamana) parmi les Bobo de Haute-Volta ; le fameux Korè, l’étape ultime du parcours initiatique masculin des Bambara selon Dominique Zahan, fut sans doute bien plus répandu chez les soi-disant Minianka (eux-mêmes classés comme Senufo, bien qu’ils ignorent l’initiation au Poro, et la filiation matrilinéaire,
présentées comme typiques de ce groupe) que chez lesdits Bambara. Bien des chefs-d’oeuvre de l’« art bambara » présentés dans les livres, les catalogues et les musées ont en réalité été sculptés et utilisés par des gens identifiés comme Malinké, Minianka ou Senufo.

Jean-Paul Colleyn & Lorenz Homberger
Extrait du catalogue de l’exposition
Ciwara, chimères africaines,
Coédition musée du quai Branly-5 Continents

 
Lieu :

Musée du Quai Branly
Quai des Tuileries, 75001, Paris, France

 

Site Internet :

http://www.quaibranly.fr/